LANGUE & LITTÉRATURE

La main d’Irulegi


Fig. n° 1 : La main d’Irulegi

La découverte réalisée l’année dernière par l’association Aranzadi et rendue publique le lundi 14 novembre 2022 nous a pris par surprise. Cela a provoqué parmi nous qui nous intéressons au basque des réactions de toutes sortes, entre euphorie et stupeur. Je disais à une connaissance que cela pourrait être « la plus grande découverte de ce siècle dans notre domaine » puis je me suis immédiatement corrigé en disant que c’était « la plus grande découverte jamais réalisée pour nous, linguistes basques ».

Nous savons qu’une annonce similaire eut lieu il y a quelques années en Alava, mais cette fois, l’équipe d’archéologues a correctement documenté les procédés de fouille et n’a laissé aucun doute sur une éventuelle falsification. Le travail des épigraphistes et des philologues a été tout aussi prudent, ils ont pris le temps nécessaire. Javier Velaza et Joaquin Gorrochategui qui ont analysé ces signes ont passé des décennies à étudier les écrits antiques à travers la péninsule ibérique.

Pour commencer, permettez-moi de dire que l’inscription d’Irulegi n’est pas le premier témoignage écrit rencontré sur le territoire des Vascons. Cependant, l’importance qu’elle a pour nous, bascophones, vient du fait qu’un texte complet y est rédigé, avec une syntaxe et une morphologie, des noms communs, des suffixes et des préfixes flexionnels et, peut être, un ou des verbes conjugués.

Le pourquoi et comment de la Main

Mais qu’a-t-il donc trouvé exactement ? Et qu’est-ce que cela nous dit de la situation linguistique pré-romane en Pays basque ? Quatre lignes et quarante signes sur une plaque de bronze, écrits dans une graphie paléo-hispanique. L’alphabet utilisé par les Vascons d’Irulegi est celui que l’on trouve dans les écrits du nord-est de la péninsule (surtout en Catalogne), dans les textes rédigés en langue ibère. Il n’est pas surprenant que cet alphabet ait été utilisé, puisque des systèmes similaires étaient déjà en vigueur dans presque toute la péninsule avant que les Romains n’y introduisent l’alphabet latin. À la base de tous ces alphabets se trouvent l’écriture amenée par les Phéniciens et l’apport des Grecs, même si de nombreux signes ont été spécifiquement créés pour écrire les langues ibériques. En plus des Ibères, les Celtibères ont également adapté ces signes à leur propre langue.

Jusqu’alors, les écrits contemporains découverts autour du Pays basque suivaient le modèle soit ibère, soit celtibère, et la frontière entre ces deux influences se situait près de Tudela. Cependant, la Main d’Irulegi présente des particularités remarquables en termes d’épigraphie (étude des inscriptions). D’une part, le support utilisé est un cas unique parmi les artefacts de l’Antiquité ; on a une main de plomb de même apparence provenant du pays d’Alcubier dans la province de Huesca, mais elle n’a pas d’inscription. D’autre part, les signes de la Main d’Irulegi furent gravés par le biais de lignes et de points : l’écriture sur bronze et par l’intermédiaire de points appartient à la tradition celtibère, mais les lignes furent tracées plus tôt. Enfin, la troisième ligne a un signe ressemblant à un T, ce qui n’a été trouvé nulle part ailleurs en dehors des territoires vascons.

Un examen linguistique superficiel et provisoire a permis aux experts de dire que le texte n’est ni ibère ni celtibère, l’ibère et le celtibère étant les seules langues pré-romanes dont nous avions officiellement les témoignages dans cette vaste zone de la péninsule jusqu’à l’apparition de la Main. Les séquences de lettres inscrites sur la Main (sans rentrer dans leur signification) ne correspondent pas à celles que l’on connaît des écrits ibères et, en observant les mots, on peut dire avec certitude qu’il ne s’agit pas d’une langue indo-européenne (comme le celtibère).

Fig. n° 2 : inscription d’Irulegi

Il est donc très important de souligner qu’on parle bien d’une troisième langue. La lecture de la première ligne sorioneku a été mentionnée à maintes reprises, mais en dehors de la similitude phonétique, nous ne pouvons pas donner d’équivalent actuel à sorioneku. En revanche, sorion est vraisemblable car il n’apparaît pas en ibère, et on connaissait ses deux composantes dans l’onomastique aquitaine : les noms de personnes Sori, Soris et Sorinus (Gorrochategui lui-même les rattache au mot basque « zori », « oiseau, chance ») et divers composants comme bon dans les noms (Bonbelex, Boncoxsi, Bonnexis, Bonnoris, Bonnoxus, Bonsilex, Bontar, Bonten, Bonxoni, Bonxorius, Bonxus, Cissonbonnis). De plus, les pierres tombales trouvées dans la région des Hautes Terres de Soria contenaient les noms Onso et Onse. Je reviendrai plus loin sur ce dernier lexème.

Le fait que cet écrit soit apparu près de Pampelune est aussi significatif car il est situé au centre du territoire des Vascons et nous espérons alors qu’il reflète la langue des Vascons. L’image de la ville fortifiée du Mont Irulegi nous ramène à l’organisation de tribus pré-romaines, à une époque où elles vivaient au sommet de collines et où les affrontements entre différents groupes étaient courants. On peut voir une situation parallèle dans l’oppidum d’Arrola en Biscaye, à Busturialde, où les Romains ont fondé au creux de la vallée la cité de Forua, durant la Pax Romana.

Fig. n° 3 : Le site archéologique d’Irulegi. Au premier plan, le château médiéval ; derrière, le village de l’âge du fer.

Tout compte fait, la découverte de la Main nous montre que l’on y parlait et écrivait une langue non indo-européenne alors que cette culture vasconne autour de Pampelune se trouvait dans une sphère d’influence celtibère (loin de la Méditerranée et de la basse vallée de l’Èbre). Comme la langue des Vascons était phonétiquement proche de l’ibère, on utilisait le système des signes ibères pour l’écrire (avec quelques adaptations mineures). Le territoire des Vascons se situe depuis l’Antiquité à ce carrefour et sa culture matérielle s’est ainsi nourrie de part et d’autre, sans négliger son caractère propre.

La langue vasconne

En fait, avant l’apparition de la Main d’Irulegi, nous en savions beaucoup plus sur la langue des Vascons que ce qui a été largement divulgué. Comme Javier Velaza l’a souligné à Aranguren dans sa présentation, une plaque de bronze fut mise au jour il y a de nombreuses années, avec un texte fragmenté, écrit dans le même alphabet à l’aide de points. Bien que ce texte ne puisse pas être lu correctement, il semblerait selon les dires de Beltran et Velaza qu’il y ait des séquences de signes tels que <nesketi>, <boŕkaŕ> et <beltine> (la racine basque bien connue *bel- rappelle le nom de personne Beltesonis d’une pierre tombale romaine près d’Irun et Oiartzun).

Dans la ville vasco-romaine d’Andelos, près de Lizarra, se trouve une inscription complète dans une mosaïque du sol d’une maison et semblable à celle trouvée à Caminreal, à Teruel. L’ibériste Jürgen Untermann a étudié les deux mosaïques. L’une comme l’autre ont des textes étranges, car ils se situent dans des territoires non ibères (respectivement vascon et celtibère) mais furent écrits dans des langues non indo-européennes, en utilisant l’alphabet celtibère.

Au commencement des deux inscriptions, il y a le nom personnel Likine (considéré comme une forme ibère de Licinius qui aurait été l’artisan de la mosaïque) et, à la fin, un toponyme particulier (le celtibère Bilbilis et l’ibère Osikerda) mais, à côté des points communs, ces phrases écrites comportent quand même de grandes différences. Compte tenu des éléments qui y figurent, celle de Caminreal est semblable aux autres textes ibères alors que celle d’Andelos s’écarte de la « grammaire » ibère.

Fig. n° 4 : Mosaïque d’Andelos : « Likine Abuloŕaune ekien Bilbiliaŕs ».
Fig. n° 5 : Mosaïque de Caminreal : « Likinete ekiar Usekeŕteku ».

La structure des phrases laisse penser que le sujet est au début (Likine, Likinete), le verbe conjugué au milieu (ekien, ekiar) et l’élément indiquant l’origine à la fin (Bilbiliaŕs, Usekeŕteku). Dans celle d’Andelos, on a aussi un élément supplémentaire derrière le sujet (Abuloŕaune), Abulu étant un nom de personne bien connu. Si nous acceptons cette interprétation, nous rendons compte rapidement de la nécessité d’expliquer la fonction des suffixes -te, -ŕaune, -aŕs et -ku. Il a été proposé que le -te du texte en ibère soit la marque de l’auteur (ergatif ou ablatif) et que le suffixe complexe -ŕaune d’Andelos signifie « pour » ou « grâce à ». Il y a peu de doute sur les deux derniers suffixes : -ku apparaît comme une marque d’origine dans plusieurs écrits ibères (Usekeŕteku « d’Osikerda ») et -aŕ semble être l’équivalent du basque –(t)ar (Azpeitiar«habitant d’Azpeitia », Bilbotar « habitant de Bilbao ») et probablement de l’aquitain -thar.

Les épigraphistes Javier Velaza et Eduardo Orduña considèrent le texte d’Andelos comme vascon et ce témoignage, déjà connu, doit être dorénavant réexaminé à la lumière de notre plus récente découverte. Si c’est la langue des vascons, nous aurions alors le premier témoignage d’une forme ancienne du verbe faire, <ekien> (egin en basque), et nous devrions expliquer par là même pourquoi il n’y a pas d’ergatif ou marqueur du sujet-agent, ainsi que les fonctions des suffixes complexes -ŕaune et –aŕs.

En plus de la mosaïque, on attribue un ensemble de trois pièces de monnaie aux tribus vasconnes. Pendant longtemps, on a voulu voir dans l’inscription ba(ŕ)śkunes qui est sur de nombreuses piècesun exonyme pour les euskalduns (basques ou bascophones en basque) et le signe que nous avons trouvé sur la Main d’Irulegi et qui ressemble à un T se trouve aussi sur les pièces portant les inscriptions <uTanbaate> et <oTikes>. Suivant l’hypothèse d’Orduña, ce <T> représenterait un son palatal ou affriqué, similaire au T gaulois ; la première pièce se lirait alors Utzama ate (« port de montagne d’Ultzama » en basque) et la seconde Otstikez (> Ostitz).

Fig. n° 6 : on attribue un ensemble de trois pièces de monnaie aux tribus vasconnes ba(ŕ)śkunes, uTanbaate et oTtikes.

Il est à noter que Velaza nous informe de la présence de quelques signes éparpillés sur des morceaux de poterie trouvés sur la Plaza del Castillo de Pampelune, bien qu’aucun mot n’y puisse être discerné. Si les travaux d’excavation avaient été plus approfondis, nous aurions alors peut-être réalisé davantage de découvertes.

Fig. n° 7 : Bronze d’Ascoli.

Tout cela est antérieur à la conquête romaine de l’Europe occidentale, nous avons d’ailleurs de très nombreux écrits qui sont contemporains de l’Empire romain. L’une des plus anciennes inscriptions est nommée le Bronze d’Ascoli, bronze de 89 av. J.-C. sur lequel furent gravés les noms des membres d’une compagnie de cavalerie ibérique (Turma Salluitana) partie combattre en Italie. Les noms de ces chevaliers sont répertoriés selon la tribu et, sous les titres Segiensis (de Segia) et Ennegensis (ceux d’Eneco ?), apparaissent des noms d’apparence basque : Urgidar, Gurtarno Biurno, Elandus Enneges, Agirnes Bennabels, Arranes Arbiscar, Beles Umarbeles

Pierres aquitaines

C’est un fait bien connu que c’est en Aquitaine qu’on a trouvé le plus de noms propres compréhensibles à partir du basque. Cependant, nous devrions l’exprimer entre guillemets, car nous ne connaissons pas la signification de ces noms et il n’y a pas moyen de les connaître car ils sont intégrés dans des textes écrits en latin. Derrière la profusion des écrits dans le sud-est aquitain, l’idée est simple : plus on va vers l’est, plus la romanisation est grande. Les habitants de l’Aquitaine adoptèrent les coutumes romaines, dont la coutume d’écriture sur les autels et les pierres tombales.

Nous appelons aquitain la « langue résiduelle » que nous pouvons déduire de ces écrits, car nous n’avons aucun nom commun, ni syntaxe, ni morphologie. Nous pouvons obtenir quelques morphèmes aquitains en examinant attentivement les noms propres, car la plupart d’entre eux sont dérivés de mots composés. L’un d’entre eux est l’élément bon que j’ai déjà mentionné, bien que nous ne sachions rien de sa signification. Un problème majeur serait donc de déterminer comment on passe de ce bon au on écrit sur la Main d’Irulegi.

En fait, nous savons beaucoup de choses à propos de la phonétique aquitaine et elles correspondent aux caractéristiques que nous devinons du proto-basque (comme l’avait déjà relevé Michelena). La caractéristique la plus marquante des écrits aquitains est la manifestation du h, son aspiré dans toute la langue basque archaïque ; ce son se trouve dans le nom propre Hontharris, dans lequel on peut distinguer le morphème hon et le suffixe -thar. En basque moderne oriental, l’adjectif on (« bon » en basque) se prononce encore /hon/, mais nous aurions des difficultés pour relier hon et bon, même si les deux sont attestés en aquitain.

Fig. n° 8 : Le mot « Hontharr » sur les pierres tombales de Saint Bertrand de Comminges.

Ainsi, il pourrait y avoir deux explications à l’élément on dans le sorion de la Main d’Irulegi : d’une part, que <on> soit vraiment le proto-basque hon, puisque cet alphabet n’a pas de signe représentant le h ; ou d’autre part, que ce soit le bon aquitain, le proto-basque ayant tendance à perdre le b- en début de mot (latin forma > borma > (h)orma). De la même façon que des coïncidences se produisent dans toutes les langues du monde, peut-être qu’un lexème hon issu du patrimoine basque aurait pu être mêlé à un bon (< bonus) emprunté au latin, tant dans la forme que dans le sens. Nous l’avons aussi dans des inscriptions aquitaines en tant que second élément : Andoxponni (*andots bon « bon seigneur »), Seniponnis (*seni bon « bon fils »). Et Bontar, parallèle de Hontharris, en est également une attestation.

Fig. n° 9 : mots d’allure aquitaine : ummesahar, selatse et helasse.

On a trouvé quelques noms propres d’allure aquitaine sur le versant sud des Pyrénées. Bien qu’ils ne soient pas aussi nombreux que ceux d’Aquitaine, ils sont la preuve qu’un parent de l’aquitain y était parlé, entre autres : Ummesahar, Larrahe et Selatse en Navarre, Beltesonis en Guipuscoa et Helasse en Alava (exposé au Musée Archéologique Bibat à Vitoria-Gasteiz). Encore une fois, la présence du h a été utilisée comme critère minimal pour distinguer le vasco-aquitain et les autres langues paléo-hispaniques, puisque ce son n’était présent ni en ibère, ni en celtibère. De plus, les noms propres Onso et Onse des Hautes Terres de Soria n’ont pas de son aspiré h, mais le suffixe -thar possède le son aspiré et y est aussi présent.

Je pense que les noms Onso, Onse de Soria et sorion d’Irulegi possèdent le même élément, mais il reste à déterminer s’il vient du bon ou du hon d’Aquitaine, avec le son initial perdu. Ombecco et Ombexso d’Aquitaine méritent également d’être considérés, même si ces noms contiennent l’ancêtre du mot composé basque ume (« enfant » en basque, ume < umme < ombe). Les formes h-, b- et Ø- étaient peut être des variantes dialectales.

Alphabets vascon et paléo-hispaniques

Ce qui a été écrit précédemment est de notoriété publique depuis des années, voire des décennies. Dorénavant, commençons à analyser pourquoi le texte de la Main n’est pas compréhensible.

Tout d’abord, nous devons clairement indiquer quelles sont les limites de l’alphabet paléo-hispanique du nord-est. Le fait de dire « alphabet » n’est pas tout à fait approprié, bien que certains signes représentent des sons simples (voyelles a, e, i, o, u ; nasales n, m ; sifflantes ś, s ; liquides r, ŕ, l), d’autres représentent des syllabes ouvertes, à savoir ba, be, bi, bo, bu, ta, te, ti, to, tu, ka, ke, ki, ko, ku.

Il n’y a pas de façon d’écrire les consonnes occlusives sans voyelle (b, t, k), mais cela n’a aucune conséquence pour le proto-basque car celui-ci ne peut avoir d’occlusive en fin de syllabe. De même, de la même manière qu’elles sont indiscernables en ibère, les paires de consonnes sourdes/voisées t/d et k/g s’écrivent à l’aide d’un même signe et il n’y a ni p, ni h. De toute façon, l’écriture elle-même a ses conventions, l’écriture n’incluant pas certains changements phonétiques automatiques ; les locuteurs ne les remarquent pas ou bien ils ne veulent pas les reproduire par conservatisme. Nous ne savons pas avec quelles règles et restrictions écrivirent les auteurs d’Irulegi.

Fig. n° 10 : alphabet paléo-hispanique du nord-est.

Toute langue change. Aucune langue au monde n’a conservé sa forme originelle. Et cette variation incessante se propage à la langue entière : la façon de prononcer les sons change, de nouveaux sons se créent et d’anciens sons se transforment, séparés en deux ou bien fusionnés avec un autre ; d’une génération à l’autre, des mots et des expressions disparaissent à jamais (nous-mêmes pouvons en être témoins) ; les particules grammaticales sont également remplacées, car plus elles vieillissent, plus elles rapetissent phonétiquement, jusqu’à devenir trop petites pour les locuteurs, et elles revivent en fusionnant avec d’autres ou bien sont complètement remplacées.

En fait, nous ne savons pas comment auraient été prononcés les sons que nous lisons (ou croyons lire) dans la Main d’Irulegi, et nous ne savons pas quels sons correspondent au basque actuel. Nous ne savons pas avec certitude comment séparer les morphèmes qui apparaissent dans le texte, dans quelles parties, combien il y a d’unités minimales significatives, par exemple dans la séquence de signes de la deuxième ligne tenekebeekiŕateŕen. Nous ne savons pas quel type de langue était le vascon d’Irulegi, quel type de morphologie il aurait et comment l’inflexion se reflèterait dans les noms et les verbes. Et on ne sait pas comment ils auraient dit dans leur langue lore, mutil, dantza, joko, gauza, jende, txiki, animalia, luma, fruitu… (mots basques, respectivement : « fleur, garçon, danse, jeu, chose, gens, petit, animal, plume, fruit… ») avant de les emprunter au latin, parce que les échos anciens pour nommer ces concepts quotidiens ont depuis disparu à jamais.

Analyse de texte discutable

En conséquence, nous sommes pris de toutes sortes de doutes. Ceci dit, il faut souligner que le texte est complet du début à la fin et que les signes sont bien lisibles. Pourtant, le fait qu’ils aient utilisé d’abord des lignes, puis des points, pour graver les signes, crée de la confusion et donc différentes lectures : le signe <ku> de la première ligne pourrait être <ke> (selon Gorrochategui), le signe <be> de la deuxième ligne pourrait être <ŕ> (selon l’ibériste Joan Ferrer) et, dans la troisième ligne, le signe <n> associé aux pointillés de la ligne verticale latérale pourraient former le signe <ś> (selon Borja Ariztimuño).

Il est vrai que le texte a des signes de ponctuation, comme dans les écrits ibères et celtibères, mais leur rôle n’est pas aussi précis que ceux utilisés aujourd’hui. Il y a trois points après <sorioneku> dans la première ligne, apparemment six après <oTiŕtan> dans la troisième ligne, puis trois points après <eŕaukon> à la fin. L’absence de signes de ponctuation dans la deuxième ligne est frappante, il se pouvait donc qu’ils ne les utilisent pas pour départager scrupuleusement les mots.

À cet égard, il convient de mentionner la variabilité intrinsèque de l’alphabet du nord-est. Chaque signe a plusieurs variantes, trouvées dans diverses écritures. Dans le texte de la Main, ils sont assez cohérents (par exemple, <ŕ> est toujours la lettre qoppa et <a> est toujours un triangle tourné vers la droite), à quelques exceptions près : le <o> a deux fois l’apparence d’un H, mais lors de sa première occurrence, sa ligne médiane est oblique. Plus significatif serait l’apparition de deux signes pour <te> dans la deuxième ligne. Les deux ressemblent à des losanges, mais leur différence réside dans la ligne transversale ; les épigraphistes nomment le premier te2 (le trait part de la gauche vers le bas) et le second, plus courant dans les textes ibères, te1 (le trait part de la droite vers le bas). En fait, le signe de la pièce de monnaie présent dans <uTanbaate> est te2 et on a deux fois le signe te1  dans la mosaïque ibère de Caminreal (Teruel).

Pour que la lecture d’Orduña soit acceptable, peut-être que le signe te2 de la pièce de monnaie pourrait représenter l’aspiration /the/ (athe), nous aurions alors thenekebeekiŕateŕen sur la Main d’Irulegi. Dans ce cas, nous aurions un problème car les occlusives fortis en début de mot (comme th) avaient disparu lors de la transition du proto-basque à l’ancien basque unifié, en passant d’abord par une aspirée (suivant peut être le schéma –thar > –har > –ar ou *thegi > hegi > egi).

Fig. n° 11 : Segia (aujourd’hui Exea, Aragon) passa aux mains des Vascons. Sur les monnaies de la ville, on lit <sekia> /zegia/.

D’autre part, il faut faire attention à deux paires de signes. Pour ce qui est des sifflantes, nous avons un signe de la forme du S et l’autre de la forme du M. Dans la tradition épigraphique, on les transcrit respectivement <s> et <ś> (parfois <S>). Si la lecture de la Main est correcte, il n’y a dans ce texte que le signe <s> et on peut facilement l’identifier avec le son du z basque, comme <ś> avec celui du s basque (que l’on nomme « l’ese ibérique »). Ces correspondances sont confirmées par les emprunts introduits et adaptés au basque, comme l’ibère śalir « argent » > basque sari « salaire, récompense » et celtibère silabur > basque zilar « argent » (Mitxelena évoquait la racine indo-européenne *sil-).

En ce sens, on retrouve dans les toponymes celtes un fait identique : les pièces de monnaie de la ville de Segia (aujourd’hui Exea, Aragon), passée aux mains des Vascons, se lisent <sekia> /zegia/, et nous avons le nom de Zegama qui vient de la même racine. Le son s des emprunts aux anciennes langues indo-européennes (ainsi qu’au latin) correspond systématiquement au z basque, car le s apical des basques n’existait pas dans ces langues. En témoigne également l’antroponyme de Soria écrit en latin SESENCO > zezenko.

Pour ce qui est des vibrantes, nous avons également deux signes transcrits <r> et <ŕ> (parfois <R>), mais cette question est plus déroutante car nous ne sommes pas vraiment certains de leur prononciation exacte. Il convient de souligner que c’est la première fois que le signe <r> est attesté en territoire vascon, précisément dans ce <sorioneku>, puisque nous n’avions jusqu’alors que le signe <ŕ> dans le peu de témoignages.

Il faut peut être chercher l’explication dans une adaptation celtibère de l’alphabet, car lorsque les Celtibères adaptèrent à leur langue l’écriture ibère, ils choisirent un seul signe de vibrante (d’après le philologue Jordan Colera) et ce fut <ŕ>. Comme les Vascons reçurent une influence culturelle des Celtibères (écriture avec des points et sur bronze, par exemple), il semble qu’ils aient généralisé le signe <ŕ> pour représenter toutes les vibrantes : <baŕśkunes>, <abuloŕaune>, <bilbiliaŕs>. En ibère, par contre, il y avait deux sortes « d’erre », mais on ne sait pas comment les distinguer, et j’hésite à dire si elles sont les équivalentes des basques r (vibrante simple) et rr (vibrante multiple).

Dans la Main d’Irulegi elle-même, le signe <ŕ> apparaît cinq fois (<tenekebeekiŕateŕen>, <oTiŕtan>, <eseakaŕi>, <eŕaukon>) et <r> seulement une fois. Même si nous prenons comme échantillon la mosaïque ibérique de Caminreal dans laquelle nous avons <ekiar> (r final) et <usekeŕte> (le toponyme Osikerda), c’est toujours <usekerte> qui est écrit sur les pièces de monnaie, en utilisant l’autre signe. Il ne semble donc pas que la répartition de ces vibrantes corresponde à ce que nous ayons en basque, parce que –r– et –rr– s’y distinguent seulement en position intervocalique et parce que c’est celui qui est doublé qui est toujours prononcé en fin de syllabe. De plus, le proto-basque n’avait peut être pas deux « erre », car jusqu’à la création de cette distinction en position intervocalique, le même phonème de vibrante aurait eu deux prononciations : lenis en intervocalique et fortis à la fin d’une syllabe.

En ce qui me concerne, je dirais qu’au moment d’adapter l’écriture des Ibères, les Vascons ont hérité de la redondance des deux « erre » vu qu’à cette époque ils n’avaient qu’un seul phonème de vibrante. Pour vérifier cette hypothèse, on retrouvera les signes <r> et <ŕ> de façon arbitraire dans les textes en vascon, le <ŕ> étant du moins plus fréquent en fin de syllabe (baŕśkunes, bilbiliaŕs, oTiŕtan). De plus, il n’est pas rare que certaines orthographes soient redondantes, car c’est courant à l’échelle mondiale qu’un système d’écriture créé à partir de la phonétique d’une langue soit adapté à une autre ayant une phonétique différente. En basque historique, par exemple, <j> et <y> furent utilisés librement pour représenter le même son dans le même texte (abegija, abegiya) ; <s> et <z> sont également écrits de façon confuse dans des dialectes qui ne font pas la distinction entre les deux sifflantes (comme dozte pour le biscayen deust) et, même au début du XXe siècle, mon arrière-grand-père (Miguel Gabikagojeazkoa), mal alphabétisé, n’écrivait dans une de ses lettres que <r> en position intervocalique : Ferol, aburido, Luzara (Luzarra de Deusto). Contrairement aux vibrantes, ś et s sont bien distinguées depuis le proto-basque, car la différence entre ces sons se situe aussi sur le plan de la prononciation (apical, laminal) et pas uniquement dans la manière de les prononcer (lenis, fortis).

Compte tenu de la confusion des vibrantes, la dernière ligne de la Main d’Irulegi pourrait être lue <eŕaukon> /eraugon/ du verbe *eradun (une forme causative du verbe *edun « être, avoir») conjugué au passé. Le verbe *eradun, davantage répandu en basque archaïque et ancien, était l’auxiliaire Nor-Nori-Nork en Navarre et Pays basque nord. À Andelos, nous avions auparavant la forme <ekien> /egien/ « il fit» (zegien en basque unifié actuel), dans laquelle nous remarquons l’absence du z initial et l’-(e)n final comme dans eraugon, et il se situe à la fin de la phrase dans une langue centripète comme le basque. Par conséquent, il serait dérivé de la forme eraugon < *eradug(i)o(e)n, verbe qui nécessiterait un complément d’objet indirect à la troisième personne.

De cette manière, les troisième et quatrième lignes de la Main d’Irulegi suivraient un schéma bien connu : NOM-tan (inessif) NOM-ri (datif / complément d’objet indirect) VERBE CONJUGUÉ. On ne peut pas dire grand-chose d’un éventuel inessif en –ta-n ou d’un éventuel datif pluriel en –agari (le linguiste De Rijk a proposé *-ageri > –ei, -ei étant la marque du datif pluriel en basque unifié actuel), car les deux nécessitent la naissance de l’article défini qui dérivera beaucoup plus tard des démonstratifs (comme l’a expliqué Julen Manterola dans sa thèse).

Théorie et théorie

Il est indéniable que ce témoignage antique est un trésor qui détruit en grande partie la théorie de la basquisation tardive ; en particulier, il va complètement à l’encontre de sa version extrême qui dit que le basque d’aujourd’hui se serait répandu à partir de l’Aquitaine et que les envahisseurs aquitains l’auraient emmené avec eux jusqu’en Navarre au VIe Siècle après J.C. Nous avons pu voir en Navarre, Hautes Terres de Soria, Gipuscoa et Alava des attestations qui sont, sans l’ombre d’un doute, liées à la langue basque. Nous n’en avons aucune preuve dans la partie occidentale de notre région, mais dans les autres territoires si.

Il faut encore rappeler que le multilinguisme prévalait dans les sociétés d’avant l’ère contemporaine et que les langues prestigieuses étaient utilisées par les élites. Apparemment, la langue des élites à l’ouest de Tudela était le celtibère, comme nous le montrent les inscriptions sur céramique et les pièces de monnaie. Le celtibère semble avoir été la lingua franca aux alentours du nord-ouest de la vallée de l’Èbre, comme l’ibère l’était dans la partie du sud-est, et parmi eux, les vascons ont conservé leur langue. Les experts en épigraphie disent qu’il faut distinguer le domaine épigraphique et le domaine linguistique, le meilleur exemple étant probablement celui de Segia, car on lit /zegia/ (à travers la phonétique du proto-basque) l’inscription celtibère du nom celte, cette lecture étant différente de celle de <śekotia> /segontia/ (aujourd’hui Sigüenza, Guadalajara), bien que les deux viennent de la même racine indo-européenne *segh- « tenir, vaincre».

Fig. n° 12 : Une carte du documentaire sur la « basquisation tardive » de l’émission Una Historia de Vasconia.

Nous savons maintenant que la langue des Vascons était un ancêtre de la langue basque, une autre composante de cette diversité linguistique antérieure aux Romains. Le grec ancien avait plusieurs dialectes, mais tous les dialectes grecs modernes viennent d’un unique dialecte unifié appelé koinê (« commun » en grec) remontant du IIIe siècle av. J.-C. au VIe siècle de notre ère, à l’exception du tsakonien de Sparte. Le grec a une longue histoire écrite et, depuis la découverte de la Main d’Irulegi, la famille linguistique du basque en aura aussi une.

Dans tous les cas, et en espérant que de nouvelles inscriptions apparaissent, nous devrons continuer à travailler pour savoir quel est – et de quel type est – le lien entre le vascon et le basque historique, quelles conséquences cela entraîne dans la reconstruction du proto-basque et dans les relations avec les peuples et langues de l’Antiquité environnants.

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Sources, crédits

Auteur :
Texte d’Asier Gabikagojeazkoa (doctorant en philologie et linguistique basques à l’EHU), reproduit avec son aimable autorisation (initialement publié dans le journal Alea).
Traduit du basque par B. Muret (OCG).

Crédits :
– Figures 1, 2, 3 : Aranzadi Zientzia Elkartea.
– Figure 4, 5 : signarioiber.wordpress.com.
– Figure 7 : Musée du Capitole de Rome.
– Figure 8 : Pere Igor (Wikipédia).
– Figure 9 : Gouvernement de Navarre et Musée Bibat.
– Figure 10 : Joan Ferrer et Jane.
– Figure 12 : EITB.

Dernières modifications : mai 2023