
HISTOIRE &
ARCHÉOLOGIE
Société du Second
Moyen Âge

La société que régit l’administration du roi-duc ne présente pas de différence majeure avec celle du royaume de France. Elle se caractérise par l’enchevêtrement de systèmes socio-politiques distincts – les relations féodo-vassaliques, la structure seigneuriale et l’autorité publique – auxquels s’ajoutent le droit coutumier, les privilèges et les libertés individuelles ou collectives.
Les relations féodo-vassaliques
Il s’agit de liens de dépendance pouvant être définis par l’ensemble des obligations qui unissent un homme libre, que l’on désigne par le terme de vassal ou d’homme – en référence à l’hommage rendu –, à un seigneur plus puissant que lui, alors appelé suzerain.
Noverint universi quod ego Giraldus de Armaniaco, comes Armaniaci et Fesenciaci, promisi Henrico, regi Anglie, quod ad probandum homanagium quod fecit Giraldus de Armaniaco, quondam patruus meus, bone memorie domino Johanni, quondam patri dicti Henrici, regis Anglie, inquiram et referam fideliter per litteram meam patentem, sigillatam sigillo meo, omnem quam bono modo potero veritatem ; et hoc promisi eidem, in fidelitate qua sibi teneor, fideliter me facturum. Datum apud Burdegalam, anno Domini Mo CCo quinquagesimo quarto, in octabis Natalis Beate Marie Virginis. | Sachent tous que moi Géraud d’Armagnac, comte d’Armagnac et de Fezensac, promet à Henri, roi d’Angleterre, de prouver l’hommage qu’avait fait de bonne mémoire Géraud d’Armagnac, jadis mon père, au seigneur Jean, jadis père dudit Henri, roi d’Angleterre, de rechercher et restaurer fidèlement par ma lettre patente, scellée de mon sceau, toute la vérité qu’il me sera possible de faire de bonne façon ; et je promets de faire de même, en vertu de la fidélité par quoi je lui suis tenu. Donné à Bordeaux, en l’an du Seigneur 1254, à l’octave de la Naissance de la Bienheureuse Vierge Marie. |
Le contrat est conclu lors d’une cérémonie durant laquelle le vassal prête hommage et jure fidélité en retour de quoi le suzerain assure sa protection. Les principaux devoirs du vassal se résument à l’aide, en particulier militaire, et au conseil auprès de son suzerain. D’autres services appartenant au registre de la déférence peuvent s’ajouter comme l’escorte ou le gîte (albergue). La matérialisation du lien de dépendance est symbolisée par l’octroi ou par la confirmation d’un fief au vassal : une terre, une seigneurie, des droits divers (justice, péage, revenus fiscaux etc.) ou un autre type de bien (rente, offices publics etc.).
Les successions dans les familles seigneuriales comme la résolution de conflits donnent aux suzerains l’occasion de renouer des liens qui ont tendance à se distendre, surtout lorsqu’un vassal dispose de plusieurs seigneurs. Cela permet de mettre au goût du jour des pratiques sociales qui, en Gascogne, sont longtemps restées limitées à des relations de fidélité dénuées d’engagement vassalique.
Les Rôles gascons nous fournissent quelques exemples de ces serments dont celui de Géraud VI d’Armagnac qui, comme promis quelques jours plus tôt, prête hommage au roi-duc Henri III le 15 septembre 1254 (RG, I – supplément –, no 4300). Le texte, assez long, détaille les liens vassaliques unissant désormais les deux seigneurs. Tout d’abord, Géraud fait serment d’hommage pour ses comtés d’Armagnac et Fezensac qui représentent le fief, engageant aussi ses successeurs et héritiers. Ensuite, l’ensemble des communautés, hommes et chevaliers se trouvant sous la juridiction du comte d’Armagnac jurent à leur tour de respecter l’hommage. Pour s’assurer de cette fidélité, le roi-duc s’octroie la garde de la forteresse de Lavardens pour une durée de cinq ans. Enfin, Henri III promet d’aider et de défendre Géraud, son homme-lige.
Les relations féodo-vassaliques concernent essentiellement le groupe nobiliaire mais des bourgeois et des paysans peuvent y être impliqués soit parce que leurs tenures (terres exploitées par un tenancier) sont considérées comme des fiefs, soit parce que les possessions qu’ils baillent à des tenanciers (exploitant d’une terre soumise à une redevance annuelle) le sont également. Dominant le nord de la France dès la seconde moitié du Xe siècle grâce au recul de l’autorité publique, ce système socio-politique très ancien gagne progressivement le Sud-Ouest à la faveur de sa grande popularité. La culture courtoise témoigne bien de ce succès puisque les thèmes de la dépendance, de la fidélité ou de l’hommage y sont omniprésents. Son fonctionnement est néanmoins fortement altéré aux XIVe et XVe siècles. La période correspond à une reprise de contrôle du territoire par la royauté et à l’abandon progressif des obligations vassaliques traditionnelles (un service militaire contre l’octroi d’un fief) au profit de versements de pensions, de recrutements militaires contractuels et d’alliances diverses. L’accord conclu le 8 mai 1338 entre le sire d’Albret, Bernard Etz V, et le roi-duc Édouard III est un très bon exemple de cette évolution.
Alors que la guerre de Cent Ans a débuté quelques mois auparavant, Édouard III (1327-1377) cherche à s’assurer l’alliance des grands seigneurs gascons comme le sire d’Albret (jouxtant le nord de la vicomté de Marsan et s’étendant jusqu’au Bazadais et au Néracais, les possessions du sire d’Albret en font le premier vassal du duché). Pour ce faire, le roi d’Angleterre est contraint d’acheter la fidélité de ce dernier au prix considérable de 6 000 livres sterling. Le texte précise que la somme doit compenser par avance les pertes que Bernard Etz V pourrait subir durant le conflit franco-anglais. L’argent est à prélever sur les seigneuries de Saint-Macaire, Dax et Saint-Sever dont le roi-duc fait provisoirement don au sire d’Albret. Si les revenus de ces terres s’avèrent insuffisants, Édouard III promet de donner d’autres biens, gascons ou anglais. De plus, Bernard Etz V est protégé de toute sanction en cas de paix avec le roi de France et ses hommes se voient offrir une compensation pour les dommages et pertes qu’ils auraient à subir en combattant dans l’armée du roi d’Angleterre. D’autres règlements en faveur de l’épouse du sire d’Albret sont enfin ajoutés (C 61/50, 12, membrane 3, 139).
Les concessions pour obtenir l’hommage vassalique et l’aide militaire de Bernard Etz V s’avèrent considérables pour Édouard III. Cet exemple montre que dans la Gascogne du XIVe siècle, la fidélité du vassal n’est plus assurée par le serment d’hommage mais par une rétribution. Nous ne sommes plus là en présence d’un simple lien de dépendance féodal mais d’un véritable contrat offrant rémunération et récompense. Le seigneur considéré comme le plus puissant, le roi-duc, n’est plus en position d’imposer sa domination à des vassaux au pouvoir non négligeable mais doit négocier leur obéissance.
La seigneurie
Au Moyen Âge, la grande majorité de la population vit dans le cadre d’une seigneurie laïque, ecclésiastique ou collective (quand elle dépend d’une ville). Celle-ci peut être foncière, banale ou personnelle mais chacune de ces caractéristiques peut se superposer ou s’ajouter.
La seigneurie foncière
Le 12 décembre 1442, le roi-duc Henri VI (1422-1461) confie à Guillaume Bonneville la sénéchaussée de Gascogne. Parmi les droits qui lui sont attribués, les Rôles gascons mentionnent la perception des lods et ventes (« laudaminia et alia servicia »), de l’esporle (« ad sporlandum ») et l’inféodation des tenures (« feuda ») (C 61/132, 21-22, membrane 15, 18). Trop éloigné de son patrimoine – par ailleurs conséquent – Henri VI est contraint d’en déléguer la gestion au principal agent royal du duché. Le vocabulaire spécifique utilisé dans ce texte témoigne des revenus que les seigneurs prélèvent sur leur propriété directe, ce que les historiens appellent la seigneurie foncière.
Le seigneur foncier exerce son pouvoir sur la terre et les biens qu’il possède. Sa seigneurie se divise fréquemment en deux parties : d’un côté la réserve, représentant le domaine mis en valeur directement sous l’autorité du seigneur ou de son représentant (par des serfs ou des ouvriers rémunérés), de l’autre les tenures, terres appartenant au seigneur mais dont l’exploitation est concédée à des paysans appelés tenanciers. À la fin du Moyen Âge, la transformation d’une terre de la réserve en tenure est souvent désignée comme une mise en fief, ou inféodation.

Les tenanciers jouissent du fruit de leur travail mais doivent en échange payer une redevance annuelle au maître de leur terre : dans certains cas il s’agit d’un cens, dans d’autres de l’agrière. Ne concernant que le tiers ou le quart des tenures rurales du Bordelais à la veille de la guerre de Cent Ans, le cens peut être payé en argent ou en nature (ou les deux) et son taux est très variable d’une tenure à l’autre. Proportionnelle à la récolte, l’agrière est une taxe plus lourde s’appliquant surtout aux vignes, aux aubarèdes (culture de saules blancs), aux près mais aussi aux terres céréalières, salines et pêcheries. Son taux varie selon la nature des cultures et au début XIVe siècle, la plupart des tenanciers des vignes des Graves versent le tiers ou le quart des fruits récoltés alors que les tenanciers de champs céréaliers n’en fournissent que le cinquième. Cette différence s’explique par le fait que la culture de la vigne rapporte davantage que celle des céréales.
Lors d’un transfert de tenure entre tenanciers, ces derniers doivent verser au seigneur un droit de mutation appelé « lods et ventes », les lods étant payés par l’acheteur, les ventes par le vendeur. Pour finir, chaque nouveau tenancier est tenu de payer une taxe dite recognitive, l’« esporle », à son seigneur ainsi qu’à chaque changement de maître. L’intérêt de cette taxe n’est pas sa valeur, généralement insignifiante (entre 2 et 12 deniers), mais sa teneur juridique qui est hautement symbolique puisqu’elle lie en droit la tenure à la seigneurie, le tenancier au seigneur.
La seigneurie banale
Le ban est le droit public d’ordonner et de punir. Il comprend l’exercice de la justice, le droit de battre monnaie, la perception des impôts et taxes, le droit de lever l’armée, de fortifier ou encore le contrôle des voies de circulation et des marchés. D’origine régalienne, ces droits ont commencé à être accaparés par les élites seigneuriales, principalement aristocratiques ou religieuses, dès la fin du IXe siècle, puis par les collectivités bourgeoises constituées en communes à partir du XIIe siècle.
L’autorité royale en entreprend une réappropriation progressive dès le XIIe siècle. La situation particulière de l’Aquitaine durant les derniers siècles du Moyen Âge freine pourtant cette reconquête des pouvoirs publics par les rois-ducs. En effet, compensations, récompenses ou rémunérations des vassaux provoquent régulièrement l’aliénation des biens fonciers ou des droits banaux du domaine ducal. C’est par exemple le cas le 23 octobre 1387 lorsque le roi Richard II (1377-1399) accorde au Bayonnais Pey de Taller la jouissance des taxes annuelles de jaugeage et de mesures du vin (« bargagium »), des tissus pour les vêtements (« curdagium ») et des céréales (« conquagium »). Cette concession de plusieurs prélèvements banaux est une compensation pour les pertes importantes subies par le père de Pey de Taller lors du siège de Bayonne par le castillan Henri II Trastamare en 1374 (C61/109, 3-5, membrane 10, 89).

La seigneurie personnelle
La pétition envoyée au roi Henri IV (1399-1413) par Guilhem Ays de Fronsac en 1406 illustre bien le cas de la seigneurie personnelle. Afin d’être dédommagé d’un vol survenu à la mort de son père, Guilhem Ays s’est vu attribuer par ordre du lieutenant du roi en Aquitaine un certain nombre d’hommes dits questaux (« homes questaus ») ayant appartenu à Jean Colom (alors décédé), et ce jusqu’à ce qu’il soit intégralement remboursé. Il est cité huit hommes questaux de Brach, représentant une valeur annuelle de 30 livres de monnaie de Bordeaux ; huit hommes questaux du Porge à Buch, pour une valeur annuelle de 25 livres ; et enfin un groupe d’hommes questaux de Saint-Corbian (C61/111, 7-8, membrane 11, 12).
La seigneurie personnelle s’exerce sur une catégorie de dépendants dont la condition juridique s’est nettement dégradée entre le XIIIe et le XIVe siècle, et considérés, à l’instar des anciens serfs, comme les biens d’un maître. Appelés « questaux » en gascon, ces hommes ne représentent plus qu’une minorité de la population au XIVe siècle bien qu’un grand nombre apparaisse dans les archives des seigneuries du Médoc. Le servage subsiste aussi dans certaines seigneuries assez riches pour résister aux affranchissements comme celles du chapitre de Saint-Seurin de Bordeaux ou de la prévôté de Camparian. Le seigneur possédant des hommes questaux peut en disposer librement, comme tous ses biens personnels. Il peut donc les vendre, les échanger, les prêter et la justice a le droit de les saisir pour le remboursement d’une dette ou un dédommagement, comme dans l’affaire de Guilhem Ays de Fronsac.
Le statut de questal peut être acquis de deux manières. D’abord par la naissance : un fils de questal est lui-même questal mais la qualité servile n’est généralement transmise que par ascendance masculine. En d’autres termes, le fils d’un homme libre et d’une femme questale est considéré comme juridiquement libre. Mais un homme libre peut aussi devenir questal par l’acquisition d’une terre réputée servile. Contrairement au premier cas, le statut de ces « serfs de biens » n’est pas définitif puisque que l’homme retrouve sa liberté aussitôt qu’il abandonne la terre servile. Le questal est aussi soumis à des interdits comme changer de seigneur, entrer dans le clergé, obtenir le statut de bourgeois ou encore acquérir certaines terres. Le questal est ainsi fixé à sa terre, ce que semblent avoir recherché les seigneurs souhaitant éviter que leurs dépendants, notamment ceux qui exercent des fonctions de médiation de leur autorité vis-à-vis des autres ruraux, ne soient tentés de gagner les villes octroyant des libertés plus généreuses (dans certains cas, un questal s’étant réfugié en ville devient libre au terme d’une année, si son maître ne l’a pas réclamé). Il ne faut cependant pas confondre questaux et esclaves. Le questal est lié à son seigneur par une forme de contrat personnel : il jure fidélité et obéissance à son maître tandis que ce dernier promet de le défendre. De plus, les questaux sont considérés comme membre de la communauté chrétienne et, à ce titre, bénéficient de droits et de protections : ils peuvent se marier (avec l’autorisation du maître), témoigner en justice, avoir un patrimoine et même hériter (à l’exception des femmes, généralement exclues des successions foncières).
Si le questal est soumis aux mêmes redevances que le tenancier, il doit aussi l’« homenest » et la « queste ». Disparue de France mais maintenue dans le Bordelais, l’homenest est une taxe s’apparentant à l’esporle mais caractéristique du servage. Elle tire son nom de la similarité existant entre la cérémonie de l’hommage féodo-vassalique pratiquée par l’aristocratie et celle liant le questal à son seigneur. Considéré comme offensant par la noblesse, cet ancien rite ne se maintient aux XIVe et XVe siècles que dans le cadre d’un servage particulièrement strict. Si l’homenest a une valeur insignifiante il n’en va pas de même de la queste quand elle est versée par les questaux. Prélevée aussi sur les hommes libres – dans ce cas tarifée –, cette taxe est pour les questaux un impôt arbitraire de montant et de fréquence aléatoires, versé en argent et lui aussi synonyme de servitude. Enfin, les questaux sont corvéables à merci, c’est-à-dire astreints à un grand nombre de corvées injustement déterminées par leur seigneur. Il peut s’agir de travaux agricoles à effectuer dans la réserve, d’entretien de bâtiments (château, résidence, dépendances etc.), de jours de guet mais aussi de la contrainte d’héberger et nourrir le maître, de paiements en nature etc.
L’autorité publique
Dans le duché d’Aquitaine, l’autorité publique est détenue par le roi-duc. La concession de l’Aquitaine à Édouard de Woodstock (le Prince Noir) par son père Édouard III (1327-1377) en 1362 détaille les principaux droits possédés par le duc : outre la souveraineté territoriale et féodale, les revenus divers (fonciers, commerciaux, fiscaux) et l’ensemble des trois justices (haute, moyenne et basse), le prince a le droit de battre monnaie d’or et d’argent (« frabricandi monetas auream et argenteam »), d’anoblir, de gracier les condamnés, de nommer et révoquer les agents du duché mais aussi de concéder privilèges (« privilegia »), immunités (« immunitates »), franchises (« franchisias »), libertés (« libertates ») et indulgences (« indulgentias ») aux villes, châteaux, établissements religieux ou individus (C61/75, 36, membrane 16, 54).
Le duc exerce donc partout où les élites locales n’ont pas réussi à s’approprier ou récupérer les droits banaux ainsi que dans son domaine direct – issu de l’ancien domaine comtal augmenté de possessions confisquées – et sur l’ensemble des alleux. Nombreux en Gascogne où la féodalité s’est moins imposée que dans la France septentrionale, les alleux sont des propriétés indépendantes de toute seigneurie foncière et ne sont soumises qu’aux redevances et services publics. Ils sont donc à distinguer des fiefs et des tenures. Si les domaines et fiefs du roi-duc sont disséminés dans tout le duché, plusieurs régions en présentent d’importantes concentrations dans la seconde moitié du XIIIe siècle : la vallée moyenne de l’Adour (d’Aire à Dax, sans oublier le Gabardan et le Tursan), le Bazadais (notamment les landes et le nord de l’évêché), l’Entre-deux-Mers ainsi que les trois centres que représentent Langon et La Réole, Libourne et Bourg et enfin Bordeaux. C’est de cette dernière région que le duc tire la grande majorité de ses revenus et services.
L’enchevêtrement des juridictions et l’éclatement des patrimoines est tel durant la période médiévale que le duc d’Aquitaine lui-même ignore les droits et devoirs de ses sujets. La grande enquête féodale ordonnée dans les années 1260 par le prince Édouard alors qu’il gouverne l’Aquitaine au nom de son père Henri III, démontre la complexité du problème. Il est demandé à tous les hommes francs du duché (c’est-à-dire libres) de se renseigner sur les relations de dépendance qui les lient à leur suzerain, le roi-duc. Il faudra attendre les années 1272-1276 pour que tous les sujets d’Aquitaine fournissent enfin les informations nécessaires à l’administration ducale et renouvellent leur fidélité. L’ensemble de ces « reconnaissances » est conservé dans un registre intitulé Recogniciones feodorum in Aquitania, aujourd’hui conservé en Allemagne mais publié en 1914 par Charles Bémont (version numérisée sur Gallica). Le manuscrit révèle que de nombreux sujets du duc ne connaissent pas leurs obligations tandis que d’autres cherchent à les minimiser. Il est alors nécessaire d’octroyer un délai au déclarant, de faire appel au témoignage des anciens ou de fouiller les archives seigneuriales et ducales. Néanmoins cette initiative permet à Édouard Ier, devenu roi en 1272, de clarifier ses pouvoirs et d’affirmer progressivement son autorité dans une Aquitaine jusque-là peu cadrée par son suzerain.
En effet, depuis le règne du roi d’Angleterre Jean sans Terre (1199-1216), le duché d’Aquitaine souffre non seulement d’importantes pertes territoriales mais aussi d’un effritement de l’autorité ducale favorisant l’agitation chronique de la noblesse gasconne. Cette situation est principalement due à l’éloignement du roi-duc de ses possessions continentales. Alors qu’Henri II Plantagenêt (1154-1189) était parvenu à affirmer son pouvoir par d’incessants déplacements dans ses domaines, ses descendants se sont contentés de gouverner à distance par l’intermédiaire d’agents royaux. L’ingérence des rois de France dans les affaires aquitaines depuis le Traité de Paris (1259) ne fait qu’aggraver le problème. Avant même son avènement au trône d’Angleterre, Édouard Ier a donc pris conscience de ces difficultés et tenté d’y remédier en renforçant la présence ducale en Gascogne et en réorganisant l’administration du duché.
Coutumes, privilèges et libertés
Lors de son investiture au duché d’Aquitaine, le duc doit jurer de respecter les coutumes, privilèges et libertés de ses sujets. Les coutumes sont des règles juridiques aux origines anciennes conservées par la mémoire collective et dont la transmission a longtemps été orale. Sources d’une partie du droit, elles s’appliquent sur un territoire déterminé – ville, région, principauté – et peuvent concerner tous les aspects de la vie quotidienne. Parfois assimilés aux coutumes, les libertés (ou franchises) et privilèges s’appliquent de préférence à un statut juridique particulier et sont concédés à une communauté territoriale (parfois à un individu) par le seigneur du lieu dans le but d’attirer d’autres habitants ou de conserver les dépendants de sa seigneurie, potentiellement attirés par les franchises d’un autre seigneur.

Il peut s’agir d’exemptions de corvées, de taxes, d’impôts ou de services féodaux, d’octroi de prérogatives judiciaires ou de droits dans des domaines très divers. La confirmation des statuts de Bourg concédée le 24 mai 1354 par Édouard III (1327-1377) offre plusieurs exemples de ces privilèges : la municipalité jouit de tous les droits sur les rues, places, remparts et fossés et autres bien publics de la cité ; les habitants possèdent le droit de pêche sur la rivière et sont exemptés des taxes de transport dans le duché ; le roi promet qu’aucune bastide ou forteresse ne sera construite dans le territoire de Bourg et qu’aucun marché ne sera accordé dans ce même district, hormis dans la cité (C61/91, 51, membrane 4 et 3, 99).
Les Rôles gascons fourmillent de références à ces usages anciens acquis au fil des siècles et ardemment défendus par les populations. Le roi-duc ne cesse de les confirmer et d’en concéder de nouveaux dans l’objectif de fidéliser ses sujets, d’étendre son autorité ou de favoriser les échanges commerciaux. Transmettant tous ses pouvoirs de duc d’Aquitaine à son fils en 1362, Édouard III concède entre autres à Édouard de Woodstock le droit de confirmer tous les privilèges, franchises, usages et libertés du duché ainsi que d’en accorder de nouveaux (C61/75, 36, membrane 5, 87). Ces règlements ont progressivement été couchés par écrit et, si la plupart des textes originaux ont été perdus, nombreux sont ceux connus par les confirmations et les compilations dont ils ont fait l’objet. Par exemple, les usages et privilèges de Bordeaux sont fixés dans les Établissements.
Les Établissements de Bordeaux sont composés au milieu du XIIIe siècle sur ordre de la municipalité alors soucieuse d’affirmer et de maintenir ses institutions dans une période de reprise en main par l’autorité royale. Le texte est parvenu jusqu’à nous par le Livre des Coutumes, daté de la fin du XIVe siècle, mais nous connaissons l’existence d’autres archives relatives aux anciens usages de Bordeaux, notamment Los Papeys de las Costumas, Lo Libre de las Costumas antiquas et le Rolle de la vila, malheureusement tous disparus. Directement inspirés des Établissements de Rouen (constitués en 1199) et du Rolle de la vila, les Établissements bordelais sont composés de 84 articles (voir la version éditée et numérisée sur le site de la Bibliothèque Cujas, pp. 273-309). Les 22 premiers concernent l’organisation administrative et juridique de la Commune : les Bordelais ont en effet obtenu le privilège d’avoir un maire élu (pour un an) et une jurade (composée de 50 bourgeois) chargés de gouverner la ville ; à leurs côtés sont élus 30 conseillers et désignés 300 bourgeois chargés de maintenir la paix.

Les 53 articles suivants appartiennent au registre de la coutume proprement dite et certains peuvent paraître très insolites : la maison d’un Bordelais ne peut être détruite à titre de peine mais les portes peuvent être arrachées et les biens qu’elle contient saisis (art. 27) ; une femme médisante doit payer une amende de 10 sous et être plongée à trois reprises dans l’eau froide (art. 29) ; après leur exécution, les meurtriers sont condamnés à être enterrés sous leurs victimes (art. 47) ; un chef de maison qui tue l’un des siens dans un moment de colère ne risque aucune peine s’il jure qu’il regrette son geste (art. 48) et s’il se contente d’infliger une blessure il n’est condamné qu’à nourrir et soigner sa victime (art. 49) ; les amants adultères sont condamnés à courir la ville nus et attachés l’un à l’autre mais si la femme accusée est une nourrice enceinte, elle doit être bannie de la ville à perpétuité (art. 53) ; les tonneliers fabricant des tonneaux avec du mauvais bois doivent dédommager ceux qu’ils ont lésés (art. 71). Enfin les derniers articles sont des ajouts postérieurs principalement consacrés à la protection des padouens, ces terres appartenant au roi-duc mais à usage libre pour les habitants (il peut s’agir de pâturages, de bois, de vignes, de rivières, de chemins etc.).
Ces coutumes se retrouvent avec des variantes dans toute la Gascogne. Bannis depuis longtemps du royaume de France, certains usages comme celui de la condamnation des amants adultères à courir nus dans la ville ont une dimension particulièrement infamante. Le Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, dont le manuscrit présente de beaux exemples d’enluminures gasconnes (voir la version numérisée sur le site des Manuscrits médiévaux d’Aquitaine), conserve la seule figuration connue de cette scène humiliante dans laquelle – originalité agenaise – les amants sont attachés l’un à l’autre par le sexe.

Notes, sources, crédits
Auteurs :
Textes de Maëlys Letteron et Frédéric Boutoulle (UMR Ausonius), reproduits avec leur aimable autorisation.
Sources principales :
– @ L’Aquitaine ducale
– @ The Gascon Rolls Project
> Et de nombreux travaux scientifiques disponibles ici.
Crédits :
– Figure 1 : Bibliothèque nationale de France, Grandes chroniques de France, Français 2813, folio 357v, XIVe siècle.
– Figure 2 : Bibliothèque d’Agen, Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, ms 0042, folio 17, XIIIe siècle.
– Figure 3 : Bibliothèque d’Agen, Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, ms 0042, folio 33, XIIIe siècle.
– Figure 4 : Bibliothèque d’Agen, Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, ms 0042, folio 14, XIIIe siècle.
– Figure 5 : Bibliothèque d’Agen, Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, ms 0042, folio 1, XIIIe siècle.
– Figure 6 : Bibliothèque d’Agen, Livre des statuts et des coutumes de la ville d’Agen, ms 0042, folio 39, XIIIe siècle.
Dernières modifications : avril 2022