
CULTURE POPULAIRE
Marteror

Marteror, le jour des morts
En l’an 835, à l’instigation du pape Grégoire IV, le roi des Francs et empereur d’Occident Louis le Pieux promulgua un décret destiné à fixer au 1er Novembre la “fête de tous les Saints”, fête qui n’avait jusqu’alors pas de date homogène et que certaines contrées ne célébraient même pas. Depuis cette date, le monde catholique ou de tradition catholique fête chaque année, au 1er Novembre, la festum omnium sanctorum, ou fête de la « Toussaint », et au 2 Novembre la fête de tous les autres morts.
Ce terme de Toussaint, directement issu du latin – seul terme reconnu officiellement et appliqué par l’Église catholique – s’impose alors dans tous les pays chrétiens, ou presque : car en Gascogne subsistera et subsiste encore un autre mot : marteror. Issu du latin festum martyrorum, il s’agit de la fête des Martyrs, ces héros chrétiens morts dans d’extraordinaires circonstances – souvent cruelles – au nom de leur foi. Or, si l’Église grecque possédait dès le IIIe siècle une fête des martyrs, l’Église romaine n’en avait pas – du moins nous n’en trouvons pas de trace. Peut-être faut-il y voir un héritage de la présence des Wisigoths (418 à 507 de notre ère), qui pratiquaient un christianisme particulier non sans points communs avec celui qui existe en Orient ? Ce qui demeure certain, c’est que le terme marteror constitue une véritable relique.
Avec le temps, Marteror s’est échappé du cadre strictement religieux pour prendre un sens laïque. Les alentours du 1er Novembre sont en effet une période clé, et ce depuis bien avant l’apparition
du terme marteror. C’est à ce moment que commence la nouvelle année agricole, pour ne pas dire simplement la nouvelle année, comme le dit le dicton “de Marteror en Marteror”. Dans les Landes, c’est aussi à cette date, au moins depuis le XIIIe siècle, que se déroulent les changements de métairies et les paiements des rentes. C’est donc un moment de va-et-vient, de changement, de passage d’un état à un autre, d’un lieu à un autre…
Pendant ces moments de remue-ménage, comme le Carnaval ou le solstice d’hiver, la société des vivants quitte le monde ordonné pour se retrouver en suspend dans l’espace-temps. C’est un monde qui n’a rien de commun avec celui qui le précède et celui qui le suivra, c’est un monde total où tout ce qui est habituellement caché se révèle et où les codes tombent : le vol est acceptable, la censure est dépassée, le travestissement est de mise. Or ces moments d’ « anarchie sociale » sont toujours propices au retour des morts. C’est pour eux l’occasion de se mêler des affaires des vivants, de jeter un coup d’œil à la maisonnée en passant par la cheminée, de venir vérifier si l’on
respecte bien les traditions, si l’on ne déshonore pas la famille et ses ancêtres.

Si les morts repartent avec une mauvaise opinion, ils peuvent se venger : mauvaise récolte, orage, épidémie. On peut chasser les morts avec du bruit, s’en protéger avec des rituels ou diverses amulettes, mais le plus sûr est de bien s’en occuper et de ne pas les contrarier. On recouvre alors leur tombes de bougie, on évite d’exhiber son linge blanc pour ne pas leur rappeler leur linceul, synonyme de leur frustrante condition, et on leur fait un don – sans contre partie, car on ne saurait recevoir quoi que ce soit d’un mort, cela serait cause de grands malheurs – comme du pain, des châtaignes ou des fruits secs. Et s’ils ne viennent pas, alors le tout sera dévoré par des enfants costumés et masqués de sac en toile de jute qui, ainsi vêtus, se font les représentants des morts. Ils viendront frapper à la porte, le visité leur ouvrira, et soit ils pénétreront à l’intérieur de la maison sans dire un mot, voleront un saucisson et un boudin pendus aux poutres et s’en iront, soit ils réclameront leurs friandises en criant :
“Datzme era micòla deth parvolon, o senon que v’estiram peth cotilhon !”
“Donnez-moi la friandise de l’enfant-mort, ou il vous tirera par le jupon !”
Parallèlement à la personnification des morts, un autre symbole très important est rattaché à ces quêtes masquées : elles permettent d’affirmer l’unité de la communauté, ou bien sûr d’en exclure un membre. Ainsi, si les enfants ne vous visitent pas, votre seuil ne sera symboliquement pas rattaché à celui des autres maisons… Vous serez ainsi comme un banni, et la honte s’abattra sur vous, sous le regard sinistre des citrouilles évidées et éclairées pendues aux arbres ou posées sur le bord des chemins – autre ancienne tradition bien plus connue mais pas moins locale… Poussant dans la pourriture du fumier, ces courges sont en effet un parfait attribut symbolique de la mort, du lien avec le ténébreux monde souterrain et de l’espoir d’une renaissance.
Alors prenez garde, car à Marteror, les morts ont un jour de trêve ! Laissez un repas sur la table, enfermez-vous dans vos chambres, et surtout n’en sortez pas tant que vous n’aurez pas entendu, à l’approche de l’aube salvatrice, la complainte des trépassés :
“Marteror, Marteroàs, quan ei que tornaras ?”
“Maretror, Marteroas, quand est-ce que tu reviendras ?”
Sources, crédits
Auteur :
Benjamin Caule (OCG).
Sources :
– Traimond B., 2017 : Anthropologue dans la Lande, Dax.
> Et de nombreux travaux scientifiques disponibles ici.