
LANGUE & LITTÉRATURE
La Gascogne poétique
L’art du trobar1 est un mouvement poético-musical apparu au début du XIIe siècle sous l’impulsion de Guilhem IX, duc d’Aquitaine et de Gascogne, qui se répandit rapidement dans l’Europe médiévale où il fleurit de nombreuses années avant de disparaître au XIVe siècle2. Les trobadors3, généralement des aristocrates plus ou moins fortunés – mais pas toujours –, étaient les auteurs-compositeurs de ces poésies chantées dont la prestation était parfois confiée à des interprètes appelés « jongleurs ». S’il n’existait visiblement pas de registres mélodiques clairement différenciés,
les chercheurs distinguent aujourd’hui selon leurs sujets et leurs intentions plusieurs registres, styles et genres4 de vers (« chants ») dans lesquels se déclinent surtout les thèmes de la chevalerie et de la fin’amor (« l’amour courtois », cet amour platonique adultérin5). Dans le registre popularisant se retrouvent notamment les genres des albas (centrées sur la séparation d’amants à l’aube du jour) et des pastorelas (célébrant l’amour entre un chevalier et une bergère) ; dans le registre aristocratisant sont majoritaires les genres des cansons (chants à l’honneur d’une Domna, une « Dame »), des sirventes (abordant un sujet politique ou moral de façon satirique), des tensons (joutes verbales) et des planhs (lamentations funèbres) ; le style employé étant, selon le vocabulaire, tantôt ric (élaboré), leu (simple) ou clus (hermétique)6.
On compte une trentaine de troubadours gascons7. Présents dès les débuts du mouvement, les pionniers (Cercamon, Marcabru) marquèrent considérablement les mentalités et leurs œuvres inspirèrent sensiblement la postérité, notamment leurs compatriotes8. Comme celles des autres troubadours, leurs poésies ont été transmises par des manuscrits du XIIIe et XIVe siècle rédigés dans une langue romane relativement unifiée, dont la référence semble avoir été le limousin qu’utilisait Guilhem IX, langue de naissance du trobar. Mais leurs compositions, marquées de nombreux gasconismes, permettent toutefois d’identifier leur origine – pour ceux qui ne possèdent pas de biographie qui mentionne clairement cette dernière. En effet, dans certains
chansonniers, des vidas (biographies) composent l’en-tête des listes des chansons des troubadours. Leur fiabilité historique est cependant très relative car elles ont principalement été inventées d’après les œuvres des concernés : tributaires de l’interprétation des vers des poètes, elles se rapprochent donc plus du récit imaginaire que de la réalité.
Enluminures du Tropaire-Prosaire à l’usage d’Auch (XIIIe siècle).
Troubadours gascons





Sources, crédits
Auteur :
Benjamin Caule (OCG).
Notes :
1 Prononcé « trouba » ; signifiant l’art du « trouver » dans les langues d’oc.
2 Chaillou 2009, p. 139.
3 Prononcé « troubadouss » et non « troubadour », bien que ce soit cette dernière forme qui
s’est imposée en français.
4 Toutefois, certains chants sont parfois un vrai mélange de genres, si bien qu’il demeure
hasardeux voire vain de vouloir les catégoriser (Beltrami 2018, p. 28).
5 Prononcé « fine amou ». Le concept précis de l’amour adultérin entretenu avec une dame
de plus haut rang n’est cependant que rarement mentionné dans les vers des troubadours ;
elle est en fait surtout présente dans les vidas (« vies ») et les razos, (« inspirations »),
courts commentaires sur la vie des troubadours et le sens de leurs œuvres, écrits
postérieurement par des compilateurs au XIIIe et au XIVe siècle (Beltrami 2018, p. 14). De
plus, notre compréhension actuelle de l’essence même de la fin’amor est encore sujette à
débat. Certains pensent en effet qu’au-delà de l’idéologie amoureuse (adultérine ou non)
pourrait se cacher un discours à plusieurs niveaux d’interprétation : soit plutôt triviaux
et joviaux, pour le grand public, soit plutôt spirituels voire mystico-religieux, seulement
perceptibles par certains lettrés (Beltrami 2018, p. 18).
6 Chaillou 2009, p. 146, 154.
7 Pépin 2006, p. 6.
8 Pépin 2006, p. 6 ; Beltrami 2018, p. 28.
Sources principales :
– P. Bec : « Le problème des genres chez les premiers troubadours », Cahiers de civilisation médiévale, n° 97, 1982, p. 31-47.
– P. G. Beltrami : « Remarques sur les premiers troubadours », Lecturae tropatorum, n° 11, 2018.
– F. Boutoulle : « L’appel du large. Jaufré Rudel et les autres seigneurs de Blaye au XIIe siècle », in K. Bernard (dir.) : Jaufre Rudel. Prince, amant et poète, Trobada Jaufre Rudel tenue à Blaye les 24-25
juin 2011, Moustier-Ventadour, 2012, p. 81-102.
– J.-M. Caluwe : « Vidas et razos : une fiction du chant », Cahiers de civilisation médiévale, n°125, 1989, p. 3-23.
– C. Chabaneau : Les biographies des troubadours en langue provençale, Toulouse, 1885.
– C. Chaillou : « La poésie lyrique des troubadours. Musique, poésie, contexte », Annales de Vendée, n° 4, 2009, p.139-157.
– P. Cravayat : « Les origines du troubadour Jaufré Rudel », Romania, tome 71, n° 282, 1950, p. 166-179.
– A. Jeanroy : Jongleurs et troubadours gascons du XIIe et du XIIIe siècles, Paris, 1923.
– A. Jeanroy : « La première génération des troubadours. Conflits de pensée et recherche de formes », Romania, tome 56, n° 224, 1930, p. 481-525.
– S.-A. Laurent : « Le troubadour Jaufre Rudel de Blaye : un proche des ducs d’Aquitaine devenu rebelle ? », in J.-F. Courouau (dir.) : Fidélités et dissidences, actes du XIIe congrès de l’Association internationale des Études occitanes, Albi, 10-15 juillet, 2017, sous presse.
– S.-A. Laurent : « Poésie et enseignement de la courtoisie dans le duché d’Aquitaine aux XIIe et XIIIe siècles : examen de quatre ensenhamens », in D. Briquel (dir.) : Écriture et transmission des savoirs de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2020.
– R. Lejeune : « L’allusion à Tristan chez le troubadour Cercamon », Romania, tome 83, n° 330, 1962, p. 183-209.
– R. Lejeune : « Pour le commentaire du troubadour Marcabru : une allusion à Waïfre, roi d’Aquitaine », Annales du Midi, tome 76, n° 68-69, 1963, p. 363-370.
– W. Meliga : « Les premiers troubadours », Carte Romanze, 7/1, 2019, p. 285-300.
– L. Paterson : « L’obscénité du clerc : le troubadour Marcabru et la sculpture ecclésiastique au xiie siècle en Aquitaine et dans l’Espagne du nord », Senefiance, n° 37, 1995, p 471-487.
– G. Pépin : « Le sirventés el dugat… Une chanson méconnue de Pey de ladils sur l’Aquitaine anglo-gasconne », Les Cahiers du Bazadais, n° 152, 2006, p. 5-28.
– M. Perugi : « Les textes de Marcabru dans le chansonnier provençal A : prospections linguistiques », Romania, tome 117, n° 467-468, 1999, p. 289-315.
– V. Pollina : « Le troubadour Marcabru et les paysans », in P. Boglioni, R. Delort et C. Gauvard (dir.) : Le petit peuple dans l’Occident médiéval : terminologies, perceptions, réalités, Paris, 2002, p. 113-122.
– A. Tavera : « Les chants du crépuscule à l’aube du « Trobar » », Senefiance, n° 33, 1993, p. 493-517.
– G. Wolf et R. Rosenstein : The Poetry of Cercamon and Jaufre Rudel, London, 2019.
– M. Zink : Les troubadours : une histoire poétique, Paris, 2017.
– F. Zufferey : « Marcabru ou le mâle caprin », Cahiers de civilisation médiévale, n°200, 2007, p. 379-399.
> Et de nombreux travaux scientifiques disponibles ici.
Dernières modifications : août 2022