Mais où est donc passée la source de la Garonne ?

Adixatz !

Era Garona o es Garones ? That is a gascon question !

La Garonne ou les Garonnes ? That is a gascon question !

« Mais où est donc passée la source de la Garonne ? »

par Bruno Sanchez-Arrazau (OCG)

Le terme français Garonne se décline à Luchon en [ɡa’ru·no], au Val d’Aran en [ga·ru’na], en Aragon en [ga’ro·na]. Ces trois variantes désignent une seule et même chose : un torrent de montagne, la Garonne en français.

En France, à la fin des années 1830, le cadastre napoléonien donne une bonne topographie et une toponymie assez correcte du territoire. En Espagne et surtout au Val d’Aran, zone excentrée, il n’en est pas de même. À la même époque on en est réduit aux cartes sommaires dressées par les montagnards explorateurs, qui nous rapportent la toponymie qu’ils ont collectée auprès des autochtones et il n’y a que des « Garonnes ». Pour les distinguer, on est obligé d’y rajouter un qualificatif : [ga’ru·na·de’ɾu·da], [ga’ru·na·de’dʒwɛʊ], [ga’ru·na·de·ra·su’la·na], etc.
Il en est de même à Luchon, au Louron et en Aure avec la Neste d’Ôo, la Neste d’Oueil, la Neste d’Aure, etc., où Neste possède le même sens que Garonne. Il est probable que la rivière de la Pique était aussi une Neste. Mais ces Nestes, à la différence des Garonnes, se jettent dans un cours d’eau plus important et n’accèdent pas au titre tant envié de fleuve.
Jusqu’en 1931 il était communément admis, et cela ne posait de problème à quiconque, que le fleuve Garonne prenait sa source au modeste Uelh dera Garona (attention, Uelh se prononce « Gwélh » /ɡweʎ/ et signifie Œil) situé au pla de Bérét, près du Pòrt dera Bonaigua à une altitude de 2 200 m environ. C’est le gouvernement espagnol qui, en 1915, va indirectement déclencher la polémique en faisant voter une loi pour l’irrigation du Haut-Aragon et délivrera des concessions hydrauliques par l’intermédiaire de la Confederación Hidrográfica del Ebro. Ceci afin de construire des barrages pour stocker l’eau surabondante issue des montagnes et de la relâcher à la demande en période de sècheresse. La compagnie qui se verra attribuer la construction du barrage de Graus alimenté par les eaux issues du massif de la Maladetta et des Posets par l’intermédiaire de l’Esera, constatera qu’il en disparait une quantité non négligeable au lieu-dit Forau des aigualluts, que les Luchonnais désignent fautivement par Trou du Toro*. La compagnie adjudicataire se proposera donc, dans un souci de rentabilisation de ses investissements, de capter à moindres frais ces eaux qui se perdent, d’où le terme « aigualluts ». Mais nous n’en sommes qu’au stade des études, la guerre d’Espagne passera par là, et tracer des projets avec un crayon sur du papier ne coûte pas bien cher.

C’est là qu’intervient le 19 juillet 1931 Norbert Casteret. À l’aide de 60 kg de fluorescéine, colorant surpuissant contenu dans six bidons, il apporte la preuve formelle du parcours souterrain des eaux perdues qui réapparaissent au Val d’Aran, au lieu-dit Uelhs deth Joèu (prononcez /ˈɡwels·deˈdʒweʊ/que l’on évitera de traduire afin de ne faire de la peine à quiconque*). Suite au retentissement de cette découverte, dont tout le monde ou presque se doutait, la compagnie hydroélectrique abandonna son projet de détournement des eaux qui se perdent. Norbert Casteret en conclura que la source de la Garonne doit être située en Aragon et non au Val d’Aran sis en Catalogne.

Pour les Aranais, le coup fut rude : se faire voler la source de la Garonne, le principal fleuve des Pyrénées ! C’est là que l’état centralisateur, ¡ Espaňa una ! , va jouer un rôle important en imposant la langue espagnole dans tous les documents administratifs y compris dans la toponymie. Exit le terme de « Garona » pour désigner un torrent, lequel n’était écrit pratiquement nulle part, que l’on remplacera par río au mépris de la langue locale arriu ou riu. Mais sur les cartes des années 1950 figuraient encore deux garonnes qui se rejoignent à Las Bordes (en aranais, Es Bòrdes que vous prononcerez « Ez Bôrdes ») où se trouvait jadis la forteresse médiévale de Castel-León : il s’agissait de la Garona de Ruda et de la Garona deth Joèu. Mais aujourd’hui les Aranais ont gagné en autonomie et ont rétabli en partie leur langue et rectifié la toponymie du Val d’Aran : exit la Garona deth Joèu remplacée par l’ Arriu deth Joèu ; torrent qui prend sa source au lieu-dit Uelhs deth Joèu, que le luchonnais dénomme au singulier « Gwélh de Jwéw ».
Examinez bien une carte de 2018, y figure encore la Garona de Ruda : pourquoi maintenir le qualificatif de Ruda, alors qu’il n’y a plus qu’une seule Garonne, si ce n’est qu’autrefois il y avait plusieurs garonnes. Nos voisins aranais, afin de récupérer la source de la Garonne que leur avait dérobée Norbert Casteret, ne la font plus remonter au Pla de Béret, pourtant bien commode pour y conduire les touristes à pied. Aujourd’hui ils font remonter le cours d’eau jusqu’au dessus du lac deth Naut de Saboredo à une altitude de 2 500 m environ et avec un parcours plus long que celui du pic d’Anéto il est vrai, dit le Néthou en français luchonnais.

Personnellement je donne de la Garonne la définition suivante. « Fleuve français qui prend sa source en Aragon (Espagne) au pied du glacier des Barrancs, laquelle est située à 3 000 m d’altitude sur la face nord du pic d’Anéto. S’engouffre dans le lac des Barrancs où il reçoit les eaux du glacier des Tempêtes, puis dévale le vallon des Barrancs, où il reçoit les eaux du glacier d’Anéto. Rejoint le plan des aigualluts où il est abondé par le ruisseau du Barranc de l’ Escalèta (vallée par laquelle on accède au col Alfred et au col des Moulières). Ensuite se jette dans le Forau des aigualluts, lequel est fautivement appelé en France Trou du Toro*, où ses eaux disparaissent sur un fond sablonneux. Après un parcours souterrain d’environ 4 km en direction de l’Est, sous la chaine calcaire reliant la Tüca Blanca à la Tüca de Bargas, le cours d’eau ressort à l’Artiga de Lin au Val d’Aran (Catalogne) au lieu-dit, en gascon luchonnais, « Gwélh de Jwéw », que les Aranais écrivent avec un pluriel judicieux Uelhs deth Joèu**. Puis, le cours d’eau descend le vallon de Joèu en direction de l’Est jusqu’à « Es Bordes » où il est rejoint par la « Garona de Ruda ». Enfin le fleuve prend la direction du Nord, traverse tout le Val d’Aran et entre en France au lieu dit le Pont du Roy, où son parcours n’est plus l’objet de la moindre contestation.

Conclusion : si vous voulez piéger quelqu’un, posez-lui la question suivante : où se trouve la source de la Garonne ?
Si vous posez cette question à un luchonnais, il vous répondra à coup sûr qu’elle se situe au Trou du Toro. Cette réponse cumule deux erreurs grossières. Premièrement, ce que l’on appelle à Luchon Trou du Toro* s’appelle en réalité Forau des aigualluts. Le Trou du Toro se situe en réalité au pied de la face sud du Pic de la Forcanada. Deuxièmement, dans une source l’eau sort de terre ou d’un rocher, là au contraire elle y disparait. 

(*) C’est à une supercherie des guides luchonnais en 1844-1845 qu’est due cette erreur de toponymie sur les cartes françaises. Mais ceci est une autre histoire …

(**) Je connais trois étymologies pour ce terme et aucune ne me semble satisfaisante.

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